jeudi 1 novembre 2012

Hopper, la déception américaine

Edward Hopper. Américain. Trois séjours à Paris, début XXème. Découvre l’impressionnisme, à la française. Tente d'appliquer l'impressionnisme aux paysages américains. Échec.

Aux Etats-Unis, il fera des illustrations de magazines,  et des gravures: cristallisation de sa peinture, par une fixation du sujet dans du "dur", contrairement aux effets de lumières impressionnistes qui rendent fuyant et insaisissable le sujet (en raison du mouvement de la lumière et de l'instantanéité de la peinture, qui saisit une impression, dans l'instant, donc une impression fuyante).
La peinture de Hopper, c'est finalement l'impression immobile, fixe et figée dans un temps qui ne bouge pas.

Et quand Hopper se met aux aquarelles, l'effet provoqué est un effet propre à ce type de peinture, entre fixité et légèreté, l'effet d'un envol de la lourdeur. Avec elle, Hopper parvient à saisir, en Amérique, une nouvelle lumière qui n'est plus celle de l'impressionnisme français. Avec les aquarelles, Hopper découvre son impressionnisme américain, plus pur, plus léger, plus dur, loin des brouillards parisiens, de la fumée des gares et des soleils levant.
Ce que j'appelle impressionnisme américain, c'est la nudité. La nudité des paysages et des maisons, sans le voile de la lumière. Et alors que cette lumière unissait les couleurs chez un Bernard ou un Monet, sa disparition provoque un choc des couleurs. Les couleurs se retrouvent pures et nues. N'étant plus soudés par l'unité de la lumière, les éléments du paysages se heurtent.

Hopper utilise des couleurs dont on ne saurait dire si elles sont pastelles ou vives. Ce sont des teintes qu'on ne peut définir, et ce en raison du choc qu'elles provoquent entre elles.
Les techniques de l'impressionnisme à la française  ne convenaient pas, en raison de l’intérêt porté à la lumière qui faisait disparaître le motif en soi. Avec Hopper, le motif apparaît seul, sans lumière et sans lien avec le reste du monde.




L'aplat de couleur, c'est un vide en soi. Le choc de couleurs, c'est un choc de vides. Le rouge rouille et industriel se heurte au bleu du ciel, la terre se heurte à l'au-delà.
Le tableau Freight Cars, Gloucester (1928), ci-dessous, est le seul tableau de Hopper, à ma connaissance, où le sujet donne à l'artiste l'occasion de laisser  aller sa main, et de s'exprimer pleinement, physiquement, par un contact direct avec sa peinture. Les herbes hautes, par leur côté sauvage, libre, sont ici comme une percée du tableau sur l'âme de l'artiste. On y ressent une tension forte entre la dureté des wagons et des bâtiments  et la légèreté des herbes, libérées, par le pinceau, de la pesanteur terrestre.





J'ai ressenti un grand vide. Ce vide, ce peut être celui du ciel, ou celui de la terre et des hommes, celui qui naît, paradoxalement, de la densité du monde industriel et de la civilisation. A cette égard, je crois qu'on peut dire de Hopper qu'il est à l'origine du pop art, notamment par la multiplication et la juxtaposition des couleurs vives en aplats, l'apparition des logos et des écritures de la société américaine contemporaine. Le tableau Portrait of Orleans (1950), ci-dessous, réunie ces éléments pré-pop art, et les révèle par une opposition plein/vide, gauche/droite.




Puis, Hopper met des bonhommes dans le décor. Des bonhommes dont le regard a disparu. Des bonhommes qui semblent tout petits dans ce grand vide qu'est le monde. Dans Gas (1940), ci-dessous, le personnage est presque caché, il disparaît dans le décor, où il est presque un intrus  comme si l'Homme n'avait pas sa place sur terre. A cet égard, on peut s'interroger sur l'influence qu'auraient pu avoir sur Hopper les surréalistes: comme eux, Hopper ne dit-il pas une perte, ou même une perdition (dans le vocabulaire religieux, la perdition est l'état d'une personne qui perd son âme)? En l’occurrence,  c'est bien une Amérique dont la ruine est imminente que peint Hopper. Dans Gas, le personnage se perd dans le décor autant que l'Homme dans la société-monstre qu'il a créée.

La métaphysique de Hopper vient d'une impression de ruine annoncée.





Dans Bridle Path (1939), l'obscurité du tunnel est, selon moi, allégorie de la mort. On s'y engage dans l'insouciance, ou on lui tourne le dos et on regarde le soleil (Cf. Pennsylvania Coal Town (1947)). Dans Summertime (1943), ci-dessous, une femme regarde le soleil. Elle tourne le dos à l'obscurité que seul le spectateur peut voir, par la porte et la fenêtre ouvertes. A la fenêtre, les rideaux volent; même tissu que la robe de la nana. Hopper nous invite à affronter l'ombre quand d'autres font mine de rien. Car l'inconnu est là, omniprésent, derrière devant et partout.




Les personnages (car il s'agit bien de personnages, et Hopper est un dramaturge et un metteur en scène), ils sont individualisés, plantés de façon aléatoire dans le vide du décor. Ils n'ont pas l'air d'être à leur place. Mais ils font l'effort de se tourner du côté des projecteurs. Dans  Hotel by a railroad (1952), ci-dessous, ces personnages sont seuls, quoiqu'ils soient deux. Ils sont ailleurs, et perdus parmi une multiplication des plans et des angles de murs, multiplication qui laisse imaginer quelque chose de caché derrière ces murs, qui laisse imaginer une menace invisible. Cette idée d'une présence invisible est renforcée par le fait que les personnages regardent vers l’extérieur du tableau, ce qui crée une coupure, un quatrième mur entre les personnages et le spectateur.




J'ai l'habitude de penser qu'un bon peintre, (mais aussi un bon musicien ou un bon n'importe quoi), c'est un peintre qui parvient à dire un indicible, qui parvient à dire quelque chose que seule la peinture saurait exprimer. Ce que dit une peinture doit être dit par un langage strictement pictural. If I could say it in words there would be no reason to paint, disait Hopper. D'où ma difficulté à dire ici les sentiments que provoquent en moi ses tableaux. Toutes mes excuses. Voyez cet article comme une invitation à aller voir l'expo Hopper au Grand Palais: moi je donne des pichenettes, Hopper il met des claques dans la gueule.